Objectif souvenir numérisé

En numérique, comment susciter les souvenirs personnels de façon autre que quantitative ?

Anne LAW

Mémoire de DNMADe Design graphique numérique option interface

janvier 2023

Abstract

Human beings have always sought to record their lives, and digital technology enables them to convert what they perceive into precise numbers easy to compare. Self-tracking is an individual practice where one quantifies their actions to get a more accurate depiction therefore memories of their life in order to improve it. Nonetheless, despite claims to aim for objectivity, human beings have always valued past events through what life they aim for, photo albums being a noteworthy example. Hence they search meaning above objective recount. This provides prospects for helping human memory with digital technology beside thorough records.

Introduction

Oubli et altération du vécu sont les raisons de la fiabilité douteuse de la mémoire humaine, liée à son ressenti, d’où l’importance des traces du souvenir.

Certaines traces viennent de la représentation par l’écriture, le dessin. D’autres reflètent ce qui était perceptible (photos, enregistrements audios), et semblent plus objectives que la mémoire humaine. La technologie numérique a tant progressé qu’on peut facilement créer des traces de la réalité perceptible, composée de toutes sortes de phénomènes (visuels, sonores, et pas que) du moment qu’il existe un capteur pour les convertir en données numériques, ou une interface facilitant le recueil de celles-ci.

Mais la particularité des techniques numériques réside dans leur pouvoir de calcul et de classification : à partir de traces, on peut facilement générer des statistiques et des graphes, y compris pour des éléments de sa vie personnelle alors quantifiée. Par conséquent, la technologie numérique est souvent employée pour la quantification, et c’est sur elle que repose la plupart des pratiques de self-tracking (auto-suivi), c’est-à-dire créer et garder des traces de ce qu’on perçoit et fait de manière continue, incluant (en particulier) sa vie personnelle. Dans ce mémoire, nous verrons s’il est possible de susciter autrement les souvenirs, de façon pertinente à la nature humaine.

Nous n’aborderons pas le problème de protection des données ni de surveillance. Nous réfléchirons au cas de figure de la personne qui garde volontairement des traces quantitatives de ses souvenirs personnels.

Comment les êtres humains laissent des traces de leurs souvenirs

Les êtres humains ont pu aisément créer des traces de ce qu’ils percevaient grâce à l’évolution de la technologie. Les traces quantitatives ont été valorisées avec le développement du numérique.

Mémoire collective

Dès qu’ils ont pu percevoir et exprimer des signes (où une signification s’éloigne de la forme du signifiant) autour d’eux, les êtres humains ont pu laisser des traces du passé sans que ce ne soit forcément accessible à tous. Par conséquent, les traces étaient trop ponctuelles pour insister sur l’identité de l’individu et relevaient plus souvent de la mémoire collective. De plus, ces moyens se transmettaient et plusieurs personnes pouvaient avoir un style similaire, rendant leurs traces encore plus impersonnelles.[1]

C’est la démocratisation des techniques qui a permis à de plus en plus d’individus de pouvoir consigner leur souvenirs, comme l’écriture (par l’alphabétisation) et la photographie. Le numérique en fait partie.

Données numériques et visualisation

Les données numériques, c’est-à-dire des informations sous l’aspect de nombres, sont précises car elles peuvent être comparées et classées. Elles sont historiquement utilisées dans l’administration, le commerce et les sciences, maniées de façon impersonnelle par des personnes averties[2]. Dans la vie personnelle, elles ont longtemps eu un but utilitaire (comme un carnet des comptes).

Les chiffres eux-mêmes ne sont pas forcément évocateurs : c’est pourquoi nous avons recours à des représentations graphiques (tableaux, graphes...). Ils sont avant tout des outils pour visualiser et communiquer des résultats, et leur mise en forme est une étape cruciale.

Le but est d’avoir une vision claire et précise d’une situation, et d’agir sur elle.

Démocratisation de la technologie et interfaces pour l’individu

La technologie numérique est devenue accessible au public lorsque les nombres qui la composent sont devenus invisibles. Des connaissances en mathématiques ou en code ne sont plus requises, et ce n’est pas le langage binaire qui intéresse, mais ce qu’il est capable de représenter[3], en particulier les autres moyens d’expression comme l’écriture, le dessin, la photo, le son, et autre.

C’est rendu possible par l’intermédiaire des concepteurs et des designers qui créent les interfaces, ce qu’il ne faut pas oublier puisque ce sont eux qui conditionnent l’utilisation de la technologie.

Par exemple, il existe le scrapbooking[4] en ligne[5] où demeure la manipulation des éléments créatifs sans qu’il ne soit question de données numériques. Le numérique serait donc une simple extension de ce qui se faisait déjà, avec des possibilités inédites comme la réversibilité[6] (la possibilité d’annuler son action).

Trace quantifiée, « souvenir objectif »

La plupart des gens utilisent la technologie numérique comme une version avantageuse d’un outil existant sans se soucier de la possibilité de quantification. Cependant, celle-ci est séduisante par son exactitude qui permet une proximité aux phénomènes tels qu’ils se sont objectivement déroulés.

Des traces de plus en plus nombreuses et précises

Le développement du numérique a permis des possibilités inédites. Autrefois, il était difficile de collecter des données. Aujourd’hui, nous en sommes inondés, car les appareils sont toujours plus performants dans le stockage et la qualité de l’enregistrement.

Parce que la trace semble représenter la réalité objective, c’est comme si elle était le souvenir lui-même, si bien qu’enregistrer tous les faits observables de sa vie permet à certains de l’améliorer.

Gordon Bell, ingénieur de Microsoft, est partisan du lifelogging, qui consiste à créer et stocker de manière continue des traces de sa vie personnelle. Il s’est notamment mis à porter en permanence une caméra qui prend régulièrement des photos.

Il revendique l’enregistrement de tout ce qu’on a pu percevoir, pointant les avantages de ne jamais « oublier ». Dans un livre dont il est co-auteur, Total Recall (2008), il prédit un monde meilleur où tous s’adonneraient à cette pratique.

Désormais, le problème concerne le stockage, en particulier le tri. Bell reconnaît que la vie quotidienne est assez répétitive et souvent inintéressante, et il imagine une interface regroupant automatiquement tout ce qui se ressemble pour dégager ce qui importe. La sélection elle-même dépendrait encore de ce qui est perceptible, cette fois pour déceler les différences (de lieu, de couleur, et même des ondes cérébrales)[7].

Désir de contrôle, et d’immortalité

Des personnes[8] estiment que leur vie a été améliorée grâce à la quantification, qui leur permet de mieux réguler leur quotidien, corriger de mauvaises habitudes et fixer des objectifs. On peut le rapprocher du développement personnel dans le fait de reprendre le contrôle de soi par sa connaissance[9].

Un aspect majeur de l’auto-suivi est d’avoir une meilleure santé en changeant ses habitudes (par exemple son alimentation). Ça inclut aussi la santé mentale : des méthodes de prise en charge par soi-même se développent, et on peut citer certaines applications dans ce sens[10]. Ça se confond souvent avec les traces des impressions personnelles.

La quantification est une part importante du débat sur la médicalisation de l’existence[11], de l’amélioration de son existence par des méthodes scientifiques partant de l’observation des faits.

Il n’est pas étonnant que l’étape suivante soit la reconstitution de l’être, défiant la disparition même, comme dans le projet Dadbot du journaliste James Vlahos[12]. Son livre Talk to me parle des avancées de l’IA en simulation de voix, menant à une immersion impensable auparavant. Ce n’est pas uniquement la quantité de données qui importe, mais comment elles sont exploitées, ce qui peut dépasser les traces conventionnelles. Mais ce cas-là se limite encore au désir de plus d’imitation de l’existant, en l’occurrence de la conversation avec autrui, à partir de toutes les traces d’une personne dont le comportement et les dires sont des faits observables.

De l’impossibilité de recueillir le passé

Un double d’autrui permet de communiquer encore avec lui, même si ce n’est qu’une illusion. Nous devons citer les hologrammes faits à partir des survivants de la Shoah pour garder leur témoignage aussi vivant que quand ils étaient encore là pour le délivrer[13].

Cependant, le souvenir ne peut pas se réduire à la trace puisqu’il est toujours vécu dans la subjectivité humaine. On peut critiquer la mémoire humaine comme défaillante, il n’en reste pas moins que c’est là où « se situent » les souvenirs. Peu importe qu’elle soit moins exacte qu’un enregistrement numérique, celui-ci ne capte pas le souvenir (l’observation du phénomène des neurones n’est pas le souvenir vécu et ressenti par un soi)[14].

La mémoire humaine s’effrite, et la confusion entre trace et souvenir est rassurante : puisqu’on peut accumuler les traces, il semble qu’on peut capter et conserver les souvenirs. Les traces semblent sauvegardées pour toujours, en tout cas de manière plus durable que la finitude humaine, ce qui rejoint le fantasme d’immortalité et d’incorruptibilité.

Partage de souvenirs à but social

En laissant des traces de ses souvenirs, l’être humain poursuivrait-il une quête impossible de contrôle pour surmonter les aléas de l’existence, dont la mort ? Ça expliquerait la poursuite de l’exactitude, afin d’imiter au mieux son existence. Cependant, l’exactitude n’est pas toujours cherchée, notamment lors du partage des traces de souvenirs (par exemple dans les conversations ou les réseaux sociaux). Dans ce cas, l’être humain cherche autre chose que l’objectivité.

Entre exactitude et sensationnel

L’être humain interprète subjectivement et a ses biais. Ça pose problème dans le partage des informations, que ce soit d’actualité ou de science. Mais ici ce n’est pas le fait objectif qui nous intéresse mais bien le souvenir ressenti dont il ne faut pas écarter la subjectivité.

Donner une représentation idéalisée voire trompeuse de ce qu’on a vécu ne date pas des réseaux sociaux. Richard Chalfen a publié le livre Snapshot versions of life en 1987, soit avant la création d’Internet. Il y étudie l’utilisation de la caméra par « les gens ordinaires », abordant notamment l’album photo. Plutôt que sur la technologie, il s’intéresse à l’attitude de ces personnes, ce qui nous renseigne sur la manière dont ils appréhendent leur souvenirs.

Narration de la vie sociale

Le philosophe Markus Gabriel différencie la personnalité de l’individualité[15]. L’individualité est le fait de se sentir soi, tandis que la personnalité est la mise en scène de soi face aux autres, ce qui caractérise la vie sociale. Les deux peuvent se recouper, mais ne seront jamais identiques. Il n’est donc pas étonnant que la vie sociale ne corresponde pas à la vie vécue : parce que c’est impossible.

Il qualifie les réseaux sociaux de pures machines de personnalisation, propices aux mises en scène de soi. Cependant, ce n’est pas que parmi des inconnus qu’on enjolive sa vie. Au sein même du foyer, l’album photo n’est pas destiné à objectivement représenter un fait passé.

Les photos de famille sont revendiquées authentiques[16], comme traces des faits « tels qu’ils étaient ». Cependant, plutôt que la vie quotidienne, ce sont les changements qui intéressent : mariages ou bébés qui grandissent. L’album photo offre un aperçu de la vue entière mais avec une idée de la vie telle qu’elle semble être, influencée par la vision sociale et culturelle de la vie telle qu’elle doit être. Les évènements passés sont toujours rappelés sous ce prisme.

Les albums photos ont une fonction sociale. Ils sont montrés à la famille proche qui se remémorent ces moments heureux et qui sont incités à les reproduire.

Les démarches de quantification de soi paraissent éloignées du souvenir idéalisé issu des albums photos, revendiquant au contraire la prise en compte objective de tout ce qui est arrivé, en bien ou en mal. Pourtant, il y a en commun un désir de vérité dans la représentation de la vie, la conformité à une certaine vision de l’existence bien menée. Dans la mesure de soi, il s’agit d’une vie où il faut accomplir le maximum et optimiser au mieux ses occupations.

Ce qui importe est le sens de la représentation

L’humain ne s’intéresse pas à tout ce qu’il a pu percevoir, par conséquent il peut réduire une personne à la représentation d’un concept abstrait[17]. Même en matière de quantification, une donnée elle-même a peu de valeur : ce sont les abstractions dégagées qui importent.

L’être humain se remémore de manière sélective. Quand il crée des traces, il sélectionne aussi selon ce qu’il estime pertinent, sans s’en rendre forcément compte. La mesure de soi n’est qu’une manière, et on peut susciter le souvenir de façon autre que quantitative.

On peut estimer que ce qui importe dans le souvenir n’est pas le fait objectif avec des phénomènes mesurables, mais les émotions et la signification associées, changeant la trace personnelle en représentation plus universelle. C’est ce que fait Brandon[18], œuvre numérique et performance de Shu Lea Cheang en hommage à Brandon Teena, un jeune homme trans assassiné. Cependant, il s’agit moins de lui que d’une représentation de violences en général. La technologie numérique est utilisée non pas pour transcrire ce qu’il a vraiment vécu, mais comme vecteur de symboles avec différents hyperliens et fenêtres pop-ups (ce qui est propre aux sites). Ça remet en question certaines représentations courantes qui semblent aller de soi, mais qui reflètent une certaine interprétation du numérique comme forcément quantitative.

Conclusion

De nos jours il est bien facile d’enregistrer des données, mais on peut se demander pourquoi le faire.

Gordon Bell, dans son livre de 2008, prédisait que le lifelogging serait répandu en 2020. Il a arrêté de porter sa caméra en 2016, et malgré l’ère des téléphones portables et des réseaux sociaux où est générée une abondance de données, ça ne s’est pas passé comme il le prédisait[19]. Cependant, il estime que ça finira par arriver avec le développement de la technologie, notamment de l’IA qui permettrait de mieux trier toutes ces données.[20]

Mais les traces des souvenirs personnels ne sont pas une affaire de technologie. J’ai voulu montrer que la plupart des humains ne sont pas si intéressés par les enregistrements objectifs : en matière de souvenir ils veulent de la signification, et tant pis si ce n’est pas exact, voire faux.

Il existe aujourd’hui toutes sortes d’outils numériques pour créer des traces de ses souvenirs personnels. La plupart adaptent ce qui existe (comme la prise de notes), avec des avantages du numérique souvent habituels (par exemple taper le texte, ou encore la façon d’enregistrer). Ils vont souvent dans le sens de la quantification explicite, avec la possibilité de statistiques exactes. Mais le numérique s’est tant développé que ses possibilités dépassent la quantification et la classification, et puisqu’il n’est pas inné à l’humain de penser ainsi, il n’y a pas de raison pour s’y limiter.

Bibliographie

Sources principales

Sources additionnelles

Glossaire

Donnée numérique : information sous l’aspect d’un nombre. La technologie numérique repose entièrement sur les données numériques, mais les données numériques ne sont pas spécifiques à la technologie numérique (Ex : une tablette d’argile datant de -30 000 avec des comptes contient des données numériques).

Lifelogging : terme inventé par Gordon Bell, traduisible par « enregistrement de la vie ». C’est une pratique consistant à créer et garder des traces de ce qu’on perçoit et fait de manière continue, le plus souvent à l’aide d’appareils numériques.

Phénomène : fait perçu par les sens (vue, ouïe, toucher, goût, odorat)

Quantification : réduction d’un phénomène à une (ou plusieurs) donnée numérique relative à une (ou plusieurs) de ses caractéristiques. Ça inclut l’action de quantifier (traduire en quantité mesurable), mais aussi l’action de numéroter (attribuer un nombre)

Quantified Self : mouvement créé par par Gary Wolf et Kevin Kelly entre 2007 et en 2008. C’est une communauté encourageant l’auto-suivi quantitatif de chacun pour mieux se connaître.

Self-tracking : traduisible par « auto-suivi ». Souvent utilisé comme un synonyme de lifelogging.

Signe : phénomène auquel on attribue une signification éloignée de sa forme perceptible. (Ex : la pluie n’est pas un signe de l’eau, puisque l’eau fait partie de sa forme, en revanche on peut considérer que la pluie est un signe de la tristesse)

Souvenir : ce qui se présente à la mémoire relatif à un phénomène vécu passé

Souvenir personnel : souvenir relatif à la vie personnelle/privée (opposée à la vie publique) de l’individu, le plus souvent de nature plus émotionnelle

Trace : signe créé par un être humain (Ex : écrit, dessin, photo)

Trace du souvenir : trace laissée par un individu associé à un fait passé, lui permettant de lui susciter le souvenir